1. Aux origines des déséquilibres régionaux
Le « pays des Việt du Sud » (Việt Nam), longtemps défini par sa position méridionale dans l’orbite chinoise, mais aussi par la partition de son territoire entre plaines et montagnes, n’a cessé de s’enrichir de l’apport d’éléments culturels exogènes à la faveur de son positionnement à l’intersection de grandes civilisations. Ce « balcon sur le Pacifique » [1] situé à l’« angle de l’Asie » [2] se caractérise en effet par des influences religieuses, politiques et linguistiques héritées de son contact avec l’Inde, le Japon, la Chine et le monde malais. L’Europe de l’Ouest (Portugal, France) d’abord, l’Union soviétique ensuite, et, dans une moindre mesure, les États-Unis, contribuèrent également au processus continu d’acculturation et de transformation des éléments culturels exogènes par la société vietnamienne.
Étiré sur environ 1 650 km et 15 degrés de latitude du nord au sud, le Vietnam couvre une superficie totale de 331 698 km2 et se caractérise par une double polarisation : le delta du fleuve Rouge dans le Nord, qui abrite 18 % de la population nationale, et le delta du Mékong dans le Sud, qui concentre 22 % de la population nationale. Le reste de la population est distribué préférentiellement sur les 3 260 km de littoral (« civilisation des plaines »), secondairement dans les espaces montagneux et Hauts Plateaux (« civilisation de la forêt », Guérin et al., 2003) qui occupent deux tiers de l’espace national et qui culminent dans le nord du pays, à 3143 m (Phan Xi Păng). Territoires au peuplement plus lâche et étagé, les hautes terres se distinguent des plaines, domaine de l’ethnie majoritaire Kinh, par leurs faibles densités humaines, une croissance démographique vigoureuse, ainsi qu’un niveau de développement moindre.
Comprise comme une sédimentation, la somme des héritages et des strates historiques lisibles au niveau spatial, social et individuel peut, pour reprendre l’analogie de Denys Lombard (1990), se diviser en trois grandes strates : le socle ethno-géographique primordial, l’intégration des éléments culturels exogènes venus d’Inde et de Chine et enfin la colonisation, l’urbanisation et l’ouverture à la mondialisation (document 2).
Document 2. Les trois strates historiques du territoire vietnamien |
Après être restée un siècle en Indochine en tant que puissance coloniale, la France en est chassée par le Vîet Minh et l’armée populaire du Vietnam au terme de la bataille de Điện Biên Phủ en 1954. Le 21 juillet 1954 furent signés les accords de Genève qui divisèrent le pays en deux de part et d’autre du 17e parallèle et poussèrent à l’exode vers le Sud près d’un million de Vietnamiens. À partir de 1955 (le 1er novembre), la deuxième guerre d’Indochine éclate [3]. Le Vietnam socialiste en sort victorieux en 1975. Après 1976, la lutte du Vietnam contre la Chine et le Cambodge se poursuit jusqu’en 1979, tandis que l’épisode des boat people débute.
2. L’insertion du Vietnam dans les flux mondialisés
À partir du milieu des années 1980, face à l’état déplorable de l’économie, des réformes (Doi Moi), visant à sauver l’économie nationale tout en préservant le pouvoir en place, sont engagées. Le Doi Moi et ses suites impulsent depuis quarante ans des transformations sociales profondes qui se traduisent dans l’espace et les paysages. Dans un contexte d’internationalisation et de littoralisation des économies couplé à l’adhésion à l’ASEAN (1995) et à l’OMC (2007), le pays s’impose progressivement comme un acteur régional incontournable de la mondialisation. Il affiche une croissance économique de 7,05 % en 2018 et un PIB par habitant de 2 587 dollars des États-Unis, contre 1 596 dollars par habitant en 2012. Son taux de pauvreté monétaire [4] est en baisse régulière et marquée : 37,4 % en 1998, 5,5 % en 2018) (GSO, 2019a). Encadrés par un État développementaliste maintenant un référentiel socialiste (Duchère, 2017), les dynamiques industrielles, agricoles et touristiques mettent en exergue la singularité de la voie vietnamienne entre libéralisation de l’économie, dépendance aux flux internationaux et mise en place d’un capitalisme de connivence.
Du fait d’indicateurs macroéconomiques encourageants, les investissements directs étrangers (IDE) n’ont donc cessé d’augmenter. En 2021, malgré la pandémie de covid-19, les IDE se sont maintenus et ont même augmenté de 4,4 % par rapport à 2020. En revanche, si l’on compare avec l’année 2019, soit avant la pandémie, les IDE sur les neuf premiers mois de 2021 ont chuté de 15 % (document 3).
Document 3. Entrées d’investissements directs étrangers (IDE) au Vietnam entre 2010 et 2021
Source : Ministère du Plan et de l’Investissement (MPI) du Vietnam
En sus de l’industrialisation, l’urbanisation du pays se poursuit à un rythme soutenu. Moteur de l’économie, les villes vietnamiennes connaissent depuis les années 1990 un essor sans précédent qui accompagne l’évolution rapide de la structure productive. Entre 1986 et 2018, la population urbaine est passée de 19,5 % à 35,7 %, le taux de croissance urbaine est, en 2019, estimé à 3 % par an (GSO, 2019). Progressivement, se confirment des dynamiques de métropolisation, au moins à Hanoï (capitale politique située dans le nord du pays dans le delta du fleuve Rouge), Hô Chi Minh-Ville (capitale économique dans le sud du pays) et Da Nang (métropole émergente du Centre).
À cela s’ajoutent des dynamiques touristiques importantes qui participent à l’économie à hauteur de 10 % du PIB (avant la période pandémique). Ainsi, en 2016, on dénombrait 72 millions de touristes, dont 10 millions d’origine étrangère. Les enclaves touristiques comme Nha Trang (très fréquentée par la clientèle russe) ou encore l’île de Phu Quoc, Hue, ou Ha Noi. Avec la baie d’Ha Long, ces destinations font désormais parti des incontournables des circuits proposés par les agences de voyage (Peyvel, 2009).
L’intensification de l’agriculture contribue également à conférer au pays une place de choix dans les échanges commerciaux avec le reste du monde. En 2021, le Vietnam a ainsi mis en œuvre 14 accords de libre-échange. À ce titre, depuis la fin des années 1980, le secteur agricole vietnamien connait une croissance de 4 à 5 % par an qui dénote les changements importants dans les systèmes de production. Aussi, l’expansion agricole se poursuit au point que cette colonisation (Déry, 2004) dépasse parfois les frontières nationales, au Laos (café et hévéa) et au Cambodge (café et poivre), via des accords bilatéraux permettant à de puissants groupes agro-industriels étatiques et privés d’étendre leur production. Enfin, on peut souligner qu’en 2020, le Vietnam se situait à la deuxième place mondiale en volume d’exportation de riz et de café (robusta). Par ailleurs, la culture du café sur les hauts plateaux, largement encouragée par Hanoï, a participé de la mise en place d’un système agricole industriel sur fond de colonisation Kinh des marges du pays.
>>> Sur l’élevage au Vietnam, lire : Jean-Daniel Cesaro, « L’industrialisation de l’élevage au Vietnam, entre marginalisation et spécialisation de la paysannerie », Géoconfluences, novembre 2020. |
Enfin, le pays est baigné par la mer Orientale, avec une ZEE d’un million de km2, un espace maritime convoité que la Chine considère comme sa mer intérieure et qui recèle d’importantes ressources halieutiques (la pêche représente 7 % du PNB du Vietnam) ainsi que des gisements pétroliers et gaziers. Zone de fortes tensions entre plusieurs États de la région, cet espace maritime, commandé par six détroits, est d’autant plus stratégique qu’il est traversé par 50 % du fret commercial mondial (en volume).
Document 4. L’insertion du Vietnam dans la mondialisation |
3. Des contrastes de développement qui s’accentuent
L’analyse du coefficient de Gini (calculé à partir du revenu par habitant), du taux de pauvreté (moins de 2 dollars par jour), et du PIB par habitant à l’échelle régionale permet de dégager d’emblée d’importantes inégalités entre les territoires, notamment entre les villes et les campagnes d’une part, et entre les plaines et les hautes terres d’autre part (GSO, 2019). La géographie bipartite qui se dessine reprend en effet la césure par la pente topographique en plus de mettre en exergue la discontinuité entre des espaces correctement insérés dans les flux mondialisés et des espaces en retrait du développement.
Selon les autorités vietnamiennes, la part des personnes vivant avec moins 2 dollars PPA par jour est passée de 85 % au début des années 1990 à moins de 20 % au début des années 2010 (Barat, 2016), ce qui correspond à la situation chinoise dix ans plus tôt. Néanmoins, le nombre de personnes vivant avec moins de 1,25 dollars par jour diminue moins rapidement.
Avec la métropolisation, à la fois vecteur et mode opératoire de l’intégration à l’économie de marché, d’anciennes lignes de fracture refont jour, notamment entre les plaines polarisées par les métropoles et les hautes-terres à l’écart du développement. Ce qui semble alors à l’œuvre a davantage trait au poids grandissant des métropoles qui irradient (économiquement, spatialement, démographiquement mais aussi politiquement) leurs hinterlands et entretiennent d’intenses relations entre eux, parfois plus qu’avec des villes de rang directement inférieur.
Par ailleurs, l’étude de la répartition des projets d’investissement donne à voir d’importantes disparités entre les régions ; par exemple, en 2018, le delta du fleuve Rouge et le Sud-Est validaient respectivement 1 155 et 1 523 nouveaux projets contre 102 dans l’arc montagneux du Nord et 6 dans les Hauts plateaux (GSO, 2019).
Les trois métropoles vietnamiennes (Hanoï, Hô Chi Minh-Ville et Da Nang), par leur fort développement économique, attirent des populations rurales dont la mobilité est facilitée par l’assouplissement de l’encadrement des migrations dans le pays (voir Duchère, 2023). La population de ces métropoles a cru, entre 2010 et 2018, de 9,7 % à Hanoï et de 17 % à Hô Chi Minh-Ville et Da Nang. Ce phénomène peut également s’observer dans les métropoles secondaires émergentes comme Cần Thơ ou Hải Phòng, dont la population a augmenté, respectivement, de 7,1 % et 8,4 % entre 2010 et 2018.
Dans les deux principaux deltas [5], on observe une dynamique de périurbanisation, entrainant des formes d’urbanisation in situ encouragées par l’intensification agricole, la diversification économique et le resserrement des liens entre les espaces ruraux et la ville.
Comme le montre le tableau 1, les inégalités de revenus augmentent partout. Toutefois, celles-ci sont plus marquées en milieu rural, tandis que les hautes terres du Nord et du Centre connaissent la plus forte augmentation du coefficient de Gini entre 1993 et 2018. Dans ces régions, les principales sources d’inégalité restent l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur ou encore l’accès à l’eau, qui sépare notamment les foyers pauvres et les autres.